Contre toute attente, la crise inédite qu’a traversée le monde en 2020 et 2021 n’a pas ralenti les investissements dans les entreprises innovantes de l’agroalimentaire, autrement appelée « FoodTech ». « Au contraire, les levées de fonds ont connu une progression au niveau mondial », indique Matthieu Vincent, cofondateur de DigitalFoodLab, cabinet de conseil et de stratégie spécialisé dans l’univers des entrepreneurs et start-up de la filière alimentaire. « Les sommes investies dans cet écosystème dans le monde en 2020 sont estimées à 22 Md€, soit une hausse de 28 % (1). »
Selon l’expert, la crise sanitaire a eu pour effet de conforter le caractère stratégique de la chaîne alimentaire aux yeux des investisseurs. « Elle a également fait apparaître comme des évidences des évolutions qui paraissaient encore lointaines comme les alternatives végétales, la livraison de courses, la robotisation de la cuisine ou encore la lutte contre le gaspillage alimentaire. » La plus grosse levée de fonds du secteur en Europe (291 M€) a ainsi été réalisée par la plateforme britannique Karma, qui permet d’acheter à prix réduit les invendus de restaurants et de supermarchés.
Tandis que les investissements flambaient au niveau mondial, ils se sont maintenus sur le Vieux Continent au même niveau qu’en 2019, avec 2,7 Md€ (2), « ce que l’on peut considérer comme un exploit en pleine pandémie », selon Matthieu Vincent. Le cofondateur du DigitalFoodLab relève que l’année 2020 aura constitué « un point de bascule » pour la FoodTech européenne, avec une augmentation de 245 % des investissements dans des start-up dédiées à la transformation : innovations produits (c’est le cas notamment dans le secteur des boissons « naturelles », très dynamique), « cloud kitchens », ces cuisines professionnelles destinées à la livraison de repas à domicile ou au bureau en passant par les aliments du futur comme l’agriculture cellulaire. « La première génération de la FoodTech était principalement axée sur la livraison de plats de restaurants (Deliveroo, Just Eat, etc.), la deuxième et la troisième sont beaucoup plus diversifiées », note Matthieu Vincent.
L’insecte, spécialité française ?
Dans ce contexte très favorable, la situation française est mitigée, selon le dernier rapport établi par DigitalFoodTech. Certes, en 2020, la « FoodTech » française a levé 606 M€, en hausse de 50 % par rapport à 2019. Mais cette évolution risque de s’inverser en 2021, DigitalFoodTech prévoyant une baisse des investissements à 300 M€. En outre, la croissance de 2020 repose sur des opérations réalisées sur des start-up déjà matures et très spécifiques. Deux d’entre elles, Ynsect et InnovaFeed, qui ont levé respectivement 202 M€ et 140 M€ sont spécialisées dans l’élevage et la production d’insectes pour la nutrition animale et humaine, un secteur en passe de devenir une spécialité française !
La FoodTech française présente des particularités qui peuvent expliquer que les montants investis soient moins élevés. Les start-up de l’Hexagone sont moins présentes sur certaines tendances de fond comme les protéines alternatives, en particulier « l’agriculture cellulaire ». « Certes, il existe des projets solides tels que celui de Gourmey, qui travaille depuis deux ans à mettre au point un foie gras de synthèse en cultivant des cellules de canard en laboratoire et a levé 10 M$ cette année, relève Matthieu Vincent. Mais cela reste une exception. » L’alimentation technologique fait en effet l’objet de fortes réticences en France, pays attaché à ses racines agricoles.
En outre, l’un des points forts de la FoodTech française porte sur le « food service », avec des start-up qui se proposent d’améliorer ou de transformer la gestion des entreprises de restauration. Les Français sont ainsi bien placés en matière de logiciels de caisse, de catering, de titres-restaurants, de plateformes de réservation, ou encore de « bien-manger ». Mais le secteur a été rudement frappé par la fermeture des restaurants. « Enfin, l’écosystème français est très orienté sur le b to b, qui lève traditionnellement moins d’argent que le b to c », poursuit Matthieu Vincent.
En dépit de la crise, l’économie de l’innovation ne manque pourtant pas de moyens. « Bien au contraire, l’investissement dans les start-up en général continue de croître malgré le contexte actuel, relève Maud Vandaele, porte-parole d’Estimeo, agence de notation et valorisation de start-up. C’est un écosystème très résilient même si les fonds privés ont tendance en France à intervenir dans les stades de développement les plus avancés des start-up (3). »
love money
Dans la phase d’amorçage, l’argent issu du réseau personnel, autrement appelé « love money », reste en effet déterminant. Selon une étude menée par Estimeo en partenariat avec Mazars, 93 % des entrepreneurs français avaient eu recours en 2018 à des fonds personnels. L’utilisation du financement participatif (crowdfunding), peut se révéler un levier utile pour lancer, par exemple, une première série de produits b to c. La plateforme MiiMOSA, qui propose le don avec contrepartie et le prêt rémunéré a ainsi permis de financer à hauteur de 60 M€ d’investissement 4 500 projets dans l’agriculture et l’agroalimentaire.
Les financements publics issus de Bpifrance constituent l’autre carburant des jeunes pousses françaises, devant les prêts d’honneur. Des fonds qui ont eu tendance à s’accroître depuis deux ans, en particulier dans le cadre du plan de relance. Au début de septembre, le ministre de l’Agriculture Julien Denormandie et Cédric O, secrétaire d’État chargé de la transition numérique ont ainsi lancé la « French AgriTech », qui contient une enveloppe de 200 M€ d’investissements sur cinq ans pour des projets innovants dans le cadre du 4e Programme d’investissements d’avenir (PIA4). Deux premiers appels à projets ont été lancés autour des thématiques « Innover pour réussir la transition agroécologique » et « Répondre aux besoins alimentaires de demain ». Mais l’étape souvent décisive pour les start-up est le passage à des financements « dilutifs » pour assurer leur installation ou leur développement à grande échelle. Les investisseurs impliqués sont soit des business angels (déjà présents parfois dans la phase d’amorçage), soit des entreprises de capital-risque ou des fonds de corporate venture. Les fonds moyens levés à ce stade sont généralement compris entre 1 M€ et 2 M€, des chiffres en augmentation ces dernières années.
Pour les entreprises qui ne peuvent ou veulent assurer seules leur développement, une solution demeure de se rapprocher de grands groupes du secteur. C’est l’option choisie à la rentrée par la société Foudie, spécialiste des « dark kitchens », qui a fait entrer à son capital Newrest, acteur mondial de la restauration hors foyer aux côtés d’un pool d’investisseurs toulousains. Ou encore celui d’Epicery, déjà soutenue par Monoprix, et dont La Poste est devenue actionnaire majoritaire.
Bruno Carlhian
(1) Source : AgFunder.
(2) Ces chiffres sont issus de la base de données propriétaire de DigitalFoodLab.
(3) On distingue plusieurs étapes dans le financement initial des start-up : amorçage (seed capital), puis séries A, B, C et parfois D.
Un nouvel élan pour Rungis & Co
Le déménagement de Rungis & Co est prévu au courant du mois d’octobre. La pépinière du Marché de Rungis quitte le quartier administratif pour rejoindre une plateforme de 800 m2 située dans le pavillon E5, dans le quartier de la gastronomie. Animée par un nouveau partenaire, la pépinière proposera dans les mois qui viennent de nouveaux services, sur lesquels nous reviendrons dans une prochaine édition. L’inauguration des locaux est attendue à la fin de novembre.
La FoodTech est l’ensemble des entrepreneurs et des start-up du domaine alimentaire qui innovent dans les domaines de l’agriculture (AgTech), des nouveaux produits et ingrédients (Food Science), de la restauration hors foyer (food service), des outils destinés aux consommateurs (Consumer Tech), de la commande et livraison de repas et de courses (Delivery) et enfin des solutions de numérisation et d’automatisation de la chaîne alimentaire (Supply Chain).