Le grand déménagement

Le 3 mars 1969, un millier de grossistes sont prêts à accueillir leurs clients pour la première fois à Rungis. En l’espace d’un week-end, le monde des halles a fait un bond dans le futur. À bien des aspects, cette année 1969 symbolise l’entrée de la France dans l’ère de la modernité.

Le grand déménagement 3La date anniversaire de Rungis est fixée au 3 mars : le jour où le marché a accueilli la première fois les acheteurs du MIN. Dès le 27 février précédent, le déménagement des grossistes avait commencé des halles vers Rungis.

Il faut situer l’événement dans son époque. L’année 1969 fut le théâtre de bien des bouleversements et apparaît comme charnière dans la modernisation de la France. Au début de l’année, Georges Pompidou s’était calé dans les starting- blocks pour la future élection présidentielle. Il n’aura pas longtemps à attendre. Le 2 février, le général de Gaulle lance le référendum sur le projet de loi relatif à la création de régions et à la rénovation du Sénat. Le 28 avril, à la suite de la victoire du non, il quitte le pouvoir. Le 16 juin, Georges Pompidou entre à l’Élysée en incarnant le défi du modernisme. Le visage de la France change, Mai 68 est passé par là. À la radio, Serge Gainsbourg et Jane Birkin nous promettent une « année érotique ». Ironie du sort, les grands projets industriels lancés sous de Gaulle n’ont pas tous connu le même destin. La veille de l’ouverture de Rungis, le Concorde, fierté de la technologie aéronautique française, décolle pour la première fois de l’aéroport de Toulouse-Blagnac, mais ne survivra pas à l’accident de Gonesse en 2001. Le marché de Rungis, lui, est toujours en place cinquante ans plus tard. Il a su se renouveler, s’adapter au fil de ce demi-siècle, devenir une référence qualitative internationale. Il s’affirme plus que jamais comme le ventre de l’Île-de-France. Son modèle s’exporte désormais dans le monde entier.

Le déménagement du siècle

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Au départ, ce pari n’était pas gagné. Depuis près d’un siècle et demi, les gouvernants français ont régulièrement tenté de déplacer les halles afin de désengorger le centre de la capitale. Mais le « ventre de Paris » présentait une pesanteur insoupçonnée. Essayer de convaincre acheteurs et grossistes d’effectuer les 15,7 km qui les séparaient de Rungis fut plus compliqué que de bâtir le marché. Dès le 28 février, ce que Jean-Claude Goudeau qualifie de « déménagement du siècle » dans son livre Le Transfert des halles à Rungis* débute. Le défi était de taille. Il a fallu transporter les 1 000 entreprises de gros à l’aide de 1 500 camions dont 400 camions de déménagement. Cela représentait 20 000 personnes, 10 000 m3 de matériel et 5 000 tonnes de marchandises. Un ancien de Saumur, le général Patz, avait été recruté pour assurer la logistique. Pour corser le tout, en ce premier week-end de mars, le président américain Richard Nixon était en visite dans la capitale française.

Le grand déménagement 2Paris s’attendait à vivre le grand embouteillage. Le périphérique n’était pas encore achevé et un seul tronçon de l’A6 et la N7 permettait de gagner Rungis. Les anciens se rappellent que l’armée avait pris position aux carrefours stratégiques de Paris. Abel Morvan, alors jeune conseiller de Libert Bou, le président de Rungis, se souvient que certains petits opérateurs étaient partis des halles avec leurs voitures à bras, espérant assurer ainsi leur avenir à Rungis. Pourtant, durant le week-end, tous les Parisiens ont évité la zone de déménagement, et l’A6 n’a jamais connu une période aussi calme.

La dernière fête des halles

Un mythe raconte que les rats abondant aux anciennes halles auraient accompagné le déménagement de Rungis. Un témoin de ce transfert raconte qu’une marchande lui aurait montré quelques rats montés dans des camions affrétés pour le déménagement, mais affirme que c’était monnaie courante aux halles. Les rats n’ont jamais vraiment rejoint Rungis et, selon Jean-Claude Goudeau, ils ne se sont pas non plus déplacés dans un autre endroit de Paris. L’évaporation de la gent trotte-menu demeure un mystère auquel le dessinateur Gotlib a consacré deux planches dans sa Rubrique-à-brac.

Le grand déménagementLe départ des halles et l’arrivée à Rungis ont donné lieu à de gigantesques fêtes sur le carreau. Dans la nuit du 28 février au 1er mars, du côté de Saint- Eustache, Jean-Claude Goudeau évoque « une kermesse. Toutes les chaînes de télévision et de radio sont là, des bateleurs, des musiciens, des dizai-nes de milliers de badauds se sont déversés dans les rues ». Arrivé à Rungis, le peuple des halles n’a pas perdu le sens de la fête. Le 3 mars, les médias sont là pour assister à l’éveil de Rungis. Sur des podiums, des vedettes poussent la chansonnette, bals musettes et farandoles de jeunes gens égayent le MIN.

Démarrage difficile pour la marée

Aux fruits et légumes comme dans la plupart des autres bâtiments, les grossistes ont trouvé leurs marques et leurs rythmes de fonctionnement. La marée fait exception à la règle. Les grossistes qui avaient mal anticipé le changement des habitudes se sont trouvés un peu perdus. Dès l’ouverture du premier marché, ils ont découvert que l’éclairage, qu’ils avaient pourtant eux-mêmes choisi, donnait aux poissons un aspect verdâtre peu engageant. De plus, ce jour-là, le pavillon est inondé en raison de l’obstruction des bouches d’égout par les déchets accumulés sur les grilles d’évacuation. Enfin, on frôle l’émeute lorsque les opérateurs s’aperçoivent qu’ils n’ont pas de point de restauration dans leur secteur. Il faudra qu’Étienne Baldit, un restaurateur parisien qui avait prévu de s’installer à Rungis quelques semaines plus tard, arrive à la rescousse avec une camionnette chargée de 400 sandwichs et 400 bouteilles de sancerre pour ramener le calme sur le carreau de la marée.
L’aventure du déménagement vers Rungis ne prendra réellement fin que quatre ans plus tard. Initialement, les grossistes en viande ne devaient pas rejoindre leurs anciens collègues, mais être dirigés vers la Villette pour y rejoindre d’autres grossistes en viande ainsi qu’un gigantesque abattoir censé traiter des animaux vivants expédiés en train depuis la province. Depuis 1956, la Ville de Paris avait pris la décision de moderniser l’échaudoir de son vieil abattoir. Par la suite, d’autres projets, comme la création d’un abattoir central, d’une stabulation géante et d’un secteur de gros sont venus se greffer. Le chantier de la Villette a traîné en longueur et a vite ressemblé à une usine à gaz. Par ailleurs, Edgard Pisani, ministre de l’Agriculture, donnait en 1964 son feu vert à un projet contradictoire, la création d’abattoirs de province.

L’arrivée de la viande

En 1970, la construction de la Villette a absorbé 100 millions de francs. Le budget initial est largement dépassé et l’édifice est loin d’être terminé. On constate également que ce grand abattoir national est devenu inutile avec le temps. Ses concurrents de province ont pris en main le marché et il apparaît alors beaucoup plus simple et économique de transporter des carcasses dans des camions réfrigérés vers la capitale. Même s’il avait été opérationnel, le complexe de la Villette aurait été chroniquement déficitaire. Après examen du dossier, -Valéry Giscard d’Estaing, ministre de l’Économie et des Finances de l’époque, décide de mettre un terme à cette dérive et coupe les crédits.
Libert Bou, créateur et patron du marché, se voit confier par le gouvernement le soin de réunir à Rungis les professionnels de la viande de la Villette et des halles. En janvier 1973, ils emménagent ainsi dans les deux pavillons de la viande, celui de la volaille et celui des abats. La légende de Rungis peut commencer.
Jean-Michel Déhais

* Le Transfert des halles
à Rungis, Jean-Claude Goudeau, éditions JC Lattès, 1977