Atypique, l’année 2020 l’aura aussi été en matière de commerce agroalimentaire. Les fermetures de frontières liées à la pandémie ont fait reculer les échanges internationaux entre États. En France, les exportations ont connu les plus forts ralentissements (- 2,3 Md€), la situation sanitaire ayant été aggravée par les taxes américaines sur les vins et les spiritueux. Mais les importations aussi ont baissé (- 900 M€), notamment celles de la viande bovine, de la volaille ou des produits laitiers. Une situation qui a permis à certaines productions de retrouver des couleurs sur leur marché national, les consommateurs français accordant leur faveur ces derniers mois aux produits de proximité. Il reste que sur la longue durée, la ferme France, naguère fleuron économique, a tendance à voir son étoile pâlir. La balance commerciale, largement déficitaire pour les fruits et légumes, la viande ovine ou encore les fleurs, penche en effet dangereusement en matière de viande bovine ou de volaille. « Même dans le contexte atypique et plutôt favorable que nous avons traversé, 41 % des poulets consommés en France étaient importés en 2020 », s’est inquiétée Anne Richard, directrice de l’interprofession de la volaille française (Anvol) lors d’une conférence de presse en mars dernier. « Il y a 20 ans, ces importations représentaient à peine plus de 25 % de la consommation. »
Face à une concurrence croissante intra mais surtout extra-européenne, les filières françaises font valoir le caractère exemplaire de leurs modes de production en matière sanitaire, environnementale, ou de respect du bien-être animal. « Nous avons défini l’année dernière le plan “Ambition Anvol 2025” qui vise à valoriser notre savoir-faire », illustre Anne Richard. « Les objectifs que nous nous sommes fixés visent à répondre aux attentes de tous les circuits (à domicile ou RHD) avec nos volailles standard ou sous démarche qualité. » Les premiers résultats ne se sont pas fait attendre, avec une réduction de l’utilisation des antibiotiques de 60 % entre 2011 et 2020 ou encore le déploiement de deux applications d’audit complet des élevages et d’évaluation du bien-être animal (EBENE).
S’appuyer sur la certification environnementale
La plupart des filières agricoles françaises ont ainsi construit des démarches de différenciation « hors prix », notamment appuyées sur la certification environnementale. C’est notamment le cas dans les fruits et légumes où de nombreux producteurs se sont engagés dans des chartes visant à la Haute valeur environnementale (HVE). Selon Interfel, la certification HVE de niveau 2 représente ainsi les deux tiers de la production de pommes et de poires, mais aussi de pêches et de nectarines. La filière s’est donné pour objectif à cinq ans de commercialiser 50 % (en valeur) des fruits et légumes frais sous certification environnementale.
L’objectif commun de toutes ces démarches est bel et bien de défendre un certain modèle agricole français. « Notre ambition, c’est de maintenir la dimension familiale des élevages avicoles standard français », reprend Anne Richard, d’Anvol. « Les nôtres accueillent en moyenne 40 000 volailles. Ce nombre est trois fois supérieur dans les autres pays européens et jusqu’à 50 fois dans des pays comme le Brésil ou l’Ukraine. »
Les dirigeants de l’interprofession bovine française ne disent pas autre chose. « L’idée que nous défendons est que mieux vaut manger de faibles quantités de viande à la cantine mais uniquement de la viande d’origine française, si possible locale, issue de nos systèmes d’élevage durables et familiaux », ont écrit Dominique Langlois, le président d’Interbev et Bruno Dufayet, président de sa commission « Enjeux sociétaux » dans une lettre ouverte aux associations environnementales à la suite de la polémique sur le retrait de la viande des cantines scolaires de Lyon : « Parce que demain, lorsque le cheptel français de vaches et de brebis et ceux qui le conduisent aura disparu, les Français mangeront peut-être “moins” de viande, mais uniquement de la viande importée entre autres du Mercosur. »
Du chemin à parcourir sur l’étiquetage
Dans ce contexte de confrontation entre des modèles très différents, la question de la transparence sur l’origine des produits est très sensible. Un important arsenal réglementaire existe déjà. L’indication de l’origine est en effet obligatoire pour les viandes vendues au détail des espèces bovine, porcine, ovine, caprine, ainsi que pour la volaille. Par ailleurs, la France expérimente depuis 2016 l’obligation d’indiquer l’origine du lait et des viandes dans les produits transformés, une obligation cependant retoquée par le Conseil d’État pour ce qui concerne le lait le 11 mars dernier. Enfin, la zone de pêche ou le pays d’élevage doivent être indiqués pour les poissons et produits de la mer.
Il reste que l’information des consommateurs sur l’origine des produits qu’ils consomment présente encore des failles sur les produits « secs » ou transformés, ou encore sur ceux qui sont proposés en restauration collective ou commerciale où les denrées importées sont parfois prédominantes. Une proposition de loi adoptée le 27 mai 2020 par l’Assemblée nationale a bien prévu que l’étiquetage de l’origine des viandes de porcs, des volailles, des ovins, des caprins et de la viande hachée bovine soit rendue obligatoire en restauration hors foyer. Mais le décret d’application n’était pas encore paru au début mars 2021.
L’ambiguïté maintenue par de grandes marques ou des MDD sur l’origine de leurs ingrédients a entraîné à la fin 2019 le lancement d’un manifeste « Balance ton origine », par le journaliste Olivier Dauvers et le « think-tank » agroalimentaire des Echos. Une initiative visant à sortir d’une « hypocrite asymétrie dans les promesses d’origine », selon les termes du journaliste, qui voit des manques tels que « revendiquer une fabrication en France avec des ingrédients qui viennent d’ailleurs » ou « revendiquer l’origine française de certains ingrédients (…) mais anonymiser la provenance d’autres matières premières (par exemple UE ou non UE) ». À l’issue d’un colloque organisé à l’Assemblée nationale sous l’égide du député Jean-Baptiste Moreau, une soixantaine de personnalités du monde de la grande consommation se sont engagées il y a un an à « aider les consommateurs à aider les agriculteurs » via un étiquetage offensif de l’origine des produits alimentaires. Conscient de l’importance de l’enjeu, le ministère de l’Agriculture a mis au point en fin d’année dernière une « Charte d’engagements de mise en avant des produits frais agricoles, aquatiques et des produits locaux en grande distribution » lancée à la fin février. Les grandes enseignes françaises, qui l’ont toutes signée, s’y engagent à mettre en œuvre des actions, comme « rendre visible et accessible les mentions d’origine des produits, notamment celles garantissant la traçabilité des étapes de production et de transformation en France développées par les interprofessions », « valoriser les produits frais dans les rayons, les catalogues et sur les sites internet », ou encore « mettre en avant les produits locaux et les produits sous signe de qualité ». La Charte a vocation à être déclinée chez les détaillants, Saveurs Commerce en étant d’ores et déjà signataire.
Graines et légumes secs en phase de reconquête
Avec l’engouement récent en faveur du végétal, la consommation de graines et de légumineuses a connu un rebond ces dernières années en France, après une longue période de déclin. Une tendance qui n’a pas échappé aux agriculteurs français, notamment céréaliers, qui sont de plus en plus nombreux à introduire lentilles, haricots secs, pois chiches, mais aussi quinoa ou amarante dans la rotation de leurs cultures sur un marché encore massivement (70 % à 80 % selon les produits) dominé par les importations. « Il existe aujourd’hui une demande en produits d’origine française de la part de marchés qualitatifs », confirme Marion Breteau, fondatrice avec son mari Damien Sneessens de Berry Graines. Cette jeune entreprise créée en 2017 est dédiée à la production et à la commercialisation des graines produites par l’exploitation familiale, mais aussi d’une quarantaine d’agriculteurs-partenaires du Cher et alentour. « Nous sommes partis de 5 ha de quinoa, une “super graine” aux nombreuses qualités nutritionnelles. Aujourd’hui, nous en sommes à 30 ha produits sur la ferme et près de 1 000 ha avec les agriculteurs partenaires, dont une partie en bio. »
Berry Graines commercialise auprès d’industriels, de magasins de vrac, mais aussi en direct sous sa propre marque Sa Majesté la graine, notamment auprès du grossiste Le Delas. « C’est l’un des tout premiers avec lesquels nous avons travaillé notre gamme en sachets, souligne l’ingénieure agricole. Aujourd’hui, ils commercialisent toute la gamme : lentilles corail, petit épeautre, etc. » Face à la vive concurrence des productions turques ou canadiennes, les fondateurs de Berry Graines essaient de se démarquer malgré des coûts de production, et donc, des prix, plus élevés. « Nous mettons en avant la culture raisonnée (HVE) ou le bio, car nous faisons les deux, mais aussi bien sûr la proximité et la traçabilité de nos produits », poursuit Marion Breteau. L’absence de réglementation sur l’étiquetage de l’origine est clairement un handicap. « Des marques créent la confusion avec l’appellation “conditionné ou élaboré en France” », déplore-t-elle. L’entreprise réfléchit aujourd’hui à se lancer dans des signes de qualité et d’origine du type IGP.
Engouement pour Fleurs de France
Depuis le début de la crise épidémique, la démarche Fleurs de France a connu un véritable engouement. « Il y a eu une accélération ces derniers mois, puisque l’on est passé de 675 entreprises engagées en 2016 à 1 300 début 2020 et 1 700 aujourd’hui, dont plus de 500 producteurs, 70 grossistes, 330 fleuristes et 750 jardineries », détaille Thibault Dartois, chargé de mission à Excellence végétale, association qui pilote les démarches qualité du secteur. Il faut dire que la demande a été très forte pour les végétaux de proximité, au point que la production française, très déficitaire en fleurs coupées en particulier, a eu bien du mal à y répondre. « Des variétés comme les tulipes, le mimosa ou les pivoines bénéficient de cet engouement, même si la production est limitée », témoigne Thibault Dartois. Le label Fleurs de France, lancé en 2014, constitue pour les consommateurs l’assurance de l’origine française des végétaux qu’ils achètent, une garantie renforcée par un engagement obligatoire dans une démarche écoresponsable ou de qualité reconnue (certification environnementale Plante bleue, MPS, Label Rouge, Agriculture biologique, Charte qualité fleurs). Des démarches sont actuellement engagées en vue de l’homologation d’un Label Rouge pour les arbres fruitiers (pommier, prunier, poirier, abricotier, cerisier), les plants potagers, les plants aromatiques, les petits fruits ou encore en vue d’une IGP pour le sapin de Noël du Morvan.
Rungis, coup de pouce au local
Si Rungis a une dimension internationale, l’origine France y occupe une large place. Le Marché ouvre même à certaines productions modestes des débouchés pérennes et valorisants. C’est le cas par exemple de celles qui sont issues des maraîchers, arboriculteurs et horticulteurs commercialisant en direct le fruit de leurs exploitations au carreau des producteurs ou au pavillon des fleurs. Une implication dans des modèles d’agriculture durable que la nouvelle stratégie RSE du marché devrait conforter dans les années qui viennent. « La faveur donnée à l’implantation de producteurs locaux tout comme le développement d’une offre de proximité répondant aux tendances de consommation font partie des objectifs visés pour la transition vers une alimentation durable », commente Pauline Jacquemard, la directrice RSE et Innovation du Marché. Soucieuse de contribuer au dynamisme de l’agriculture francilienne, l’autorité du marché a signé à la fin 2019 une convention de partenariat triennale avec l’Agence des espaces verts (AEV) de la Région Île-de-France, garante du maintien de 2 300 ha de terres agricoles franciliennes. Les deux entités disent souhaiter « dynamiser la production et la commercialisation régionale des produits franciliens [notamment les fruits, les légumes, les viandes et les produits laitiers, NDLR], mais aussi permettre l’accès des commerçants, des restaurateurs et des consommateurs à des produits frais, locaux et de qualité ». L’une des traductions de cette convention a été l’organisation d’un premier « agri-dating ». Pendant une matinée, des agriculteurs locataires de l’Agence des espaces verts et des grossistes ont pu se rencontrer et établir de nouvelles pistes de travail, selon le type d’exploitation, les attentes et les besoins de chacun. Le secteur agricole en Île-de-France mérite en effet d’être défendu. Entre 2000 et 2020, 23 % des exploitations de la région ont disparu.
Interview « L’étiquetage des origines est une question fondamentale. »
Arnaud Montebourg : ancien ministre de l’Économie, du Redressement productif et du Numérique.
Arnaud Montebourg a créé « Les équipes du Made in France » qui porte plusieurs projets de productions agricoles et agroalimentaires comme Bleu-Blanc-Ruche, la glace La Mémère, ou encore la Compagnie des amandes.
Rungis Actualités : La crise sanitaire a réveillé l’appétit des Français pour l’origine nationale de leur alimentation. Quelle est votre analyse de ces comportements ?
Arnaud Montebourg : Chacun a mesuré notre dépendance dans tous les domaines : industriels, technologiques, énergétiques, alimentaires. Les Français sont un peuple qui a inventé la liberté (avec les Américains), et ne veulent pas être dépendants des autres car perdre son indépendance, c’est perdre sa liberté. Si vous êtes dépendants des produits des autres, vous êtes dépendants du modèle social, socio-économique qui est contenu dans ces produits. Mais aussi des normes, des brevets, qu’ils contiennent, et du modèle de société qui se cache derrière. Les Français ont compris que la question de la souveraineté et de l’indépendance était centrale. En matière alimentaire, ils se sont aussi aperçus que, à force de se battre pour toujours baisser les prix, de faire du low cost dans l’agriculture, on favorisait finalement des produits de moins bonne qualité et d’importation. Il y a une prise de conscience salutaire où le consommateur est prêt à payer un tout petit peu plus cher, si la qualité est en face et si l’agriculteur est correctement payé et si le circuit court franco-français est respecté. Là où la société française doit faire un effort, c’est de mieux rémunérer le paysan, et peut-être de moins rémunérer le distributeur. De ce point de vue, la France n’a pas suffisamment respecté et honoré la fonction nourricière que représentent les agriculteurs. Et sur ce point, je pense que les Français sont prêts à soutenir enfin la juste rétribution de l’agriculteur. Je l’ai constaté dans les marques agricoles et équitables que j’ai créées.
Le citoyen est exigeant, mais est-ce que le consommateur ne devient pas moins vigilant au moment de l’acte d’achat ?
La tendance actuelle n’est pas au manque de vigilance. Le consommateur est vigilant sur l’origine de son produit, où il est fabriqué, par qui. C’est la renaissance du circuit court, de la proximité. Avec sa carte bleue, il vote tous les jours. Il ne veut pas acheter des produits dont il ignore l’origine, il veut acheter près de chez lui. D’où la question fondamentale de l’étiquetage des origines.
Justement, une récente décision du Conseil d’État annule l’obligation d’étiquetage de l’origine sur les produits laitiers en se référant à un texte européen. Comment fait-on pour relocaliser la production agricole et défendre une origine nationale dans un marché libre européen ?
La Commission européenne considère que l’étiquetage des origines est un obstacle au commerce. C’est pour moi un pur scandale. Le vrai commerce est celui qui s’intéresse à l’origine du produit. Et qui honore ce qu’il est et d’où il vient. Le droit européen organise la politique pro-mondialisation de l’Union européenne qu’il faut combattre, ou dont il faudra s’affranchir si ça ne bouge pas. La France ne doit pas respecter cette directive parce qu’elle est contraire à nos valeurs de défense du terroir, et contraire à notre intérêt national. Actuellement, les entreprises Made in France comme la mienne payent la certification de l’origine de leurs produits. C’est inadmissible que les plus vertueux paient pour les autres. Je préférerais que la loi organise une obligation de publication des origines de chaque produit, quitte à être en infraction avec le droit européen. Je suis favorable à ce que l’on organise la désobéissance à cette directive stupide, en attendant de pouvoir la changer. La France a déjà refusé à de nombreuses reprises d’appliquer des textes européens, nul n’en est mort, ni les Européens, ni l’Union, ni la France. On peut désormais considérer que la vision mondialiste et libérale de l’Union européenne est rendue obsolète par la crise sanitaire, et le fatras de textes européens qui vont avec, car les Français comme les Européens veulent consommer à côté de chez eux. D’ailleurs, les traités européens de discipline monétaire, budgétaire n’ont-ils pas disparu dans la crise Covid-19, tant ils étaient inadaptés ?
Propos recueillis par Olivier Masbou