Qu’il s’agisse de tourisme ou de gastronomie, la Haute-Marne n’est pas la destination qui vient spontanément à l’esprit, y compris chez les Franciliens. Créé à la Révolution française à partir d’une partie de la Champagne au nord, d’une partie de la Lorraine à l’est, d’une partie de la Bourgogne et de la Franche-Comté à l’ouest et au sud, le département ne manque pourtant pas d’atouts dans ces deux domaines. Parcouru par un territoire forestier de 250 000 ha, dont une partie sera bientôt classée « Parc national », la Haute-Marne dispose également d’un riche patrimoine culturel (avec, entre autres, la cité de Langres ou le mémorial Charles-de-Gaulle à Colombey-les-Deux-Églises), mais aussi d’un secteur agricole et alimentaire qui ne demande qu’à être mieux connu.
En dehors de la préfecture, Chaumont, au centre et de Saint-Dizier au nord (toutes deux moins de 25 000 habitants), la Haute-Marne est en effet un départemental essentiellement rural. « L’activité agricole s’étend sur 300 000 hectares, dont environ 200 000 ha consacrés au végétal et 100 000 aux espaces herbagers, précise Christophe Fischer, président de la chambre d’agriculture de la Haute-Marne jusqu’à juin dernier. « On estime que le département compte 1 700 exploitations, tournées principalement vers les céréales (blé, orge, maïs fourrager, etc.), les oléagineux (tournesol, colza, soja, etc.) et protéagineux (pois, féveroles, etc.), et l’élevage laitier et allaitant (38 000 vaches allaitantes et 44 000 ovins reproducteurs). »
Bénéficiant de terres et d’un climat favorables, « l’agriculture haut-marnaise a défriché les plateaux argilo-calcaires », résume Christophe Fischer. Les fermes d’ici,dont la taille est nettement supérieure à la moyenne nationale (136 ha contre 55), se sont tournées vers les productions de masse, destinées au marché français ou à l’export et souvent transformées à l’extérieur du département ». La Haute-Marne ne disposant pas d’outils de transformation des céréales et d’aucun abattoir de grande taille, la production agricole est en effet souvent valorisée ailleurs. L’élevage laitier, poids lourd de l’agriculture départementale, avec 270 millions de litres pour 40 000 vaches laitières, constitue un cas particulier. Le département abrite en effet d’importantes laiteries, comme celle de Savencia (ex-Bongrain) à Illoud ou encore celle de Sodiaal (ex-Entremont), à Peigney.
Boom sur le bio
Parallèlement à cette agriculture performante, des activités alternatives ou complémentaires sont apparues ces dernières années, à l’initiative d’exploitations existantes ou à l’occasion d’installations. « On a par exemple vu se développer la culture de la lentille ou encore des projets d’ateliers de poulet label ou de porc fermier, analyse Christophe Fischer. Cela dénote une volonté assez nouvelle de développement de la valeur ajoutée, par la diversification, la transformation à la ferme ou la montée en gamme. C’est une voie intéressante, car nous sommes proches d’importants bassins de consommation, comme celui de la région parisienne, auquel nous sommes très bien reliés par l’autoroute A5 .»
Le développement des productions biologiques illustre cette évolution. Selon l’Agence Bio, le nombre d’exploitations produisant en bio a augmenté d’un tiers en Haute-Marne entre 2017 et 2018, avec 141 fermes, les surfaces progressant tout aussi rapidement (+ 30 %), avec 8 000 hectares au total. La croissance n’est ne semble-t-il pas près de faiblir, l’addition des surfaces en conversion laissant entrevoir un doublement de ce chiffre d’ici trois ans. « Le développement du bio s’est intensifié ces dernières années avec l’engagement d’exploitations céréalières de grande taille produisant du blé, du tournesol, de la luzerne, du soja ou de la lentille », confirme Christophe Fischer. L’agriculteur haut-marnais confie que sa propre exploitation de 800 hectares est elle-même en conversion bio. « C’est une tendance forte, qui doit être accompagnée par la prochaine PAC, mais aussi par les collectivités », poursuit Christophe Fischer. Son fils, qui s’est lancé dans l’élevage ovin, envisage aussi de produire sa propre huile de colza une fois que les surfaces seront certifiées bio.
Située dans la région naturelle du Barrois en Haute-Marne, l’exploitation agricole des Clairs Chênes (170 ha de céréales et de colza) illustre aussi la réorientation d’une partie de l’agriculture haut-marnaise. La ferme d’Isabelle et Philippe Devilliers, en période de conversion en bio, s’est ainsi lancée dans la production de lentilles vertes de la variété Anicia, qui sont triées et conditionnées à la ferme. Non loin de là, à Auberive, une jeune entreprise, Saveurs de Mets, a implanté en 2018 son site de production d’huiles végétales issues de cultures biologiques se situant dans un périmètre de 250 km. La gamme (chanvre, chardon marie, chia, cameline, carthame, tournesol, colza, noisette, noix graine de courge, nigelle de Damas, moutarde, etc.) a d’ores et déjà attiré l’attention des spécialistes avec une reconnaissance comme « Producteur artisan de qualité » par le Collège culinaire de France au mois de juin.
Le département fourmille ainsi d’exemples de diversification ou de projets orientés vers la valorisation du terroir et les circuits courts. Dans ce domaine, l’élevage laitier a ouvert la voie. Parallèlement au Caprice des Dieux de Savencia, la filière laitière locale a porté à bout de bras l’appellation Langres (lire encadré en p. 25) et participe au rayonnement des appellations époisses et brie de Meaux, dont les zones AOP s’étendent sur quelques communes de la Haute-Marne. Dans le département, Sodiaal transforme également le lait local en emmental Grand Cru Label rouge et un tissu dense de petites laiteries produit artisanalement des produits laitiers de vache ou de chèvre de qualité. La fromagerie Laistelle, à Graffigny-Chemin, propose ainsi des fromages frais, yaourt, fromages blancs ou faisselle fabriqués artisanalement au lait de vache jersiaise produit à la ferme Novalait.
Les initiatives se multiplient
Les éleveurs de bœuf, porc et volaille ne bénéficient pas pour leur part d’outils modernes d’abattage pour valoriser, par exemple, les bovins engagés en Label rouge. « Mais nous avons bon espoir de pouvoir remettre en place à Chaumont avec les collectivités locales un petit abattoir qui soit dimensionné aux besoins locaux, indique Christophe Fischer. En l’absence de structure de grande taille, l’objectif est de permettre aux éleveurs de disposer d’un outil multi-espèces permettant notamment de desservir la restauration collective. »
En attendant, les initiatives se multiplient pour développer la transformation dans des ateliers à la ferme. Installée depuis 2011 sur le domaine familial d’Orchamps, Florie Devilliers a ainsi choisi de gaver et de transformer elle-même ses canards gras, une production qui avait pratiquement disparu du département. Dans un laboratoire agréé, elle propose, outre son foie gras en semi-conserve ou en conserve, des magrets, cuisses et aiguillettes frais, mais aussi quelques spécialités très réussies comme la « magretine », du magret de canard moulu avec du foie gras, de l’échalote et de la viande de porc. Ses produits sont aujourd’hui distribués en vente directe, épiceries fines du département, dans les restaurants et sur les marchés.
Jean-François Didier, pour sa part, s’est lancé dans un projet agricole suite à un changement de parcours professionnel. Fin 2014, il a acquis 8,7 hectares sur le village de Maulain, en Val-de-Meuse, au sud-est du département, et y a installé cinq bâtiments mobiles d’élevage. Il y élève des poules pondeuses rousses et noires, des poulets fermiers de race cou-nu et faviroux, des pintades et, en fin d’année, dindes et chapon. Abattues à Provenchères-sur-Meuse, les volailles sont actuellement commercialisées en direct sur les marchés et auprès des restaurants, mais aussi bientôt via un magasin de vente à proximité de l’abattoir. En matière de volailles de qualité, le département est ainsi bien loti. Le Pigeon barrois, à Richebourg, qui élève 800 couples de pigeons, constitue une référence particulièrement réputée. Les produits de la ferme ont obtenu deux étoiles au guide Hachette Les Bons Produits de Vincent Ferniot et sont sélectionnés par le Guide des gourmands depuis 2013.
Au chapitre de la gastronomie, le département s’est ingénié depuis dix ans à relancer la truffe de bourgogne (Tuber uncitanum), une espèce de l’Est de la France que l’on trouvait en abondance à la fin du XIXe siècle. Dans le cadre d’un programme européen, les forestiers haut-marnais publics (ONF) et privés ont lancé il y a une dizaine d’années un projet de développement visant à connaître le potentiel de production, à former de nouveaux acteurs dans la récolte et l’utilisation des truffes et à promouvoir le produit à travers marchés et salons. La truffe grise est récoltée essentiellement entre la mi-octobre et la mi-décembre. L’association ADT 52, qui regroupe l’ensemble de la filière au niveau du département, organise le 3 novembre prochain « Célébrons la truffe », le principal événement annuel dédié à ce produit d’exception. Il aura lieu à Richebourg, capitale truffière du département.
Le panorama agroalimentaire haut-marnais serait incomplet sans évoquer les nombreuses spécialités liquides. À tout seigneur, tout honneur, du champagne est produit en Haute-Marne, une poignée de domaines (huit au total) étant situés dans la zone de la Côte des Bars. Les domaines Daubanton et Fils et Mocquart-Esmard sont particulièrement renommés. Le département dispose également de deux très confidentielles IGP (haute-marne et coteaux-de-coiffy), qui produisent des blancs (chardonnay et auxerrois), des rouges (pinot noir et gamay) et même des rosés et des mousseux. Le domaine du Muid Montsaugeonnais, qui dispose de 13 hectares, a la particularité d’avoir été fondé à la fin des années 1980 par une association forte de 600 membres dont l’objectif est de relancer le vignoble de la région.
De son côté, Jean-Guillaume Decorse, de la distillerie Georges Decorse à Millières, perpétue avec panache la tradition des eaux-de-vie de la région. Depuis qu’il a repris l’entreprise de son père en 2002, il a développé dans son modeste atelier une large de gamme d’eaux-de-vie à 48° (pas moins de 18) et de liqueurs, régulièrement primée lors des concours. Sa référence phare, la poire Williams, a obtenu la médaille d’or au dernier Concours général agricole de Paris. Après avoir créé il y a huit ans un facétieux « Pastis 52 », l’intrépide distillateur a pour projet de proposer son premier whisky. La tradition n’interdit pas la création !
Bruno Carlhian
En quête de notoriété
En 2016, le conseil départemental de la Haute-Marne a engagé une campagne en vue d’améliorer sa notoriété. « La Haute-Marne perd régulièrement des habitants (180 000 aujourd’hui) et sa population a tendance à vieillir, constate Anne-Marie Nédelec, première vice-présidente de la collectivité locale. Mon rêve serait d’inverser la tendance, car le département offre des opportunités d’emploi et dispose de nombreux atouts en matière d’art de vivre. » Situé à deux heures de train de l’agglomération parisienne, le département a choisi de jouer la carte de son cadre naturel préservé, sur le thème « La Haute-Marne respire et inspire ! ». Pour se faire connaître, le département mise notamment sur le futur Parc national des forêts de Champagne et Bourgogne, qui verra le jour à la fin de l’année. Premier parc national dédié aux forêts feuillues de plaine et s’étendant sur les territoires de la Haute-Marne et de la Côte-d’Or, il sera dédié à la protection de l’environnement, au développement durable, à l’économie raisonnée et à l’éveil à la nature. « Le département n’ayant pas ou peu d’image, il tient à nous de la construire et de convaincre les Haut-Marnais de se l’approprier », poursuit Anne-Marie Nédelec. Le département était notamment présent sous sa nouvelle identité au Salon de l’agriculture 2019 sous un stand abritant 26 producteurs locaux.
Au pays du Caprice des Dieux
C’est dans le village d’Illoud à l’est de la Haute-Marne qu’a été créé en 1956 par Jean-Noël Bongrain un fromage qui allait connaître une brillante destinée, le Caprice des Dieux. En rupture totale avec les standards de l’époque, cette spécialité fromagère se distingue par sa forme ovale, un cœur frais et fondant, et son conditionnement dans une boîte bleue au graphisme reconnaissable entre tous. Sa notoriété, entretenue par des sagas publicitaires, est telle qu’un musée a ouvert ses portes en 2016 à proximité de la laiterie « La Divine Fromagerie ». Le Caprice des Dieux, dont il se vend une boîte toutes les deux secondes dans 120 pays dans le monde, a contribué à faire la fortune du groupe Bongrain, devenu depuis Savencia. Centré sur les spécialités fromagères et laitières, c’est le 2e groupe fromager français et le 4e mondial, avec 4,8 MdsÄ de chiffre d’affaires.
La belle forme du langres
Le Langres est incontestablement le fer de lance et l’emblème des productions de terroir du département. Sauvé d’une possible disparition par l’obtention de l’AOC en 1991, ce fromage au lait de vache entier est l’un des plus dynamiques du paysage des appellations fromagères françaises. De 220 tonnes commercialisées au début de l’AOC, les tonnages ont progressé régulièrement, pour atteindre 660 tonnes aujourd’hui, dont une centaine de tonnes de langres fermiers tous produits par une même exploitation, la ferme des Remillet, à Genevrières. Les principaux fabricants sont la fromagerie Germain, propriété de Rians, puis celle de Schertenleib à Saulxures, une fromagerie familiale. Originaire de la cité fortifiée éponyme, le langres, vendu depuis le XVIIe siècle sur le marché de la ville, possède des caractéristiques bien particulières : une couleur orangée, une forme cylindrique avec une cavité en surface (appelée « fontaine »), une odeur assez forte qui le rapproche de son voisin l’époisses, mais un goût subtil. Trois formats cohabitent dans le cahier des charges : le petit diamètre (150 g à 250 g), dont l’affinage dure au moins quinze jours, le moyen format (280 g à 350 g,) prisé des artisans crémiers fromagers, et le grand, vendu à la découpe, dont le poids est compris entre 800 g et 1,3 kg et nécessite vingt-et-un jours d’affinage.
La spiruline, superaliment made in France
La diversification de l’agriculture haut-marnaise passe aussi par l’innovation. C’est la voie qu’a choisie la Ferme de l’Écluse, à Hâcourt, à l’est du département. À la faveur de l’installation d’une unité de recyclage des déchets d’élevage à proximité de l’élevage laitier, le GAEC de la famille Perrin investit dans une serre. Celle-ci abrite deux bassins chauffés par l’activité du méthaniseur et sur lesquels est produite la spiruline. « La spiruline est une algue qui se multiplie naturellement entre 30° et 33° », indique Stéphanie Briet, en charge de cette activité sur l’exploitation familiale. Récoltée et séchée à moins de 42 degrés, la spiruline est vendue déshydratée, en brindilles, en poudre ou en comprimé. « La spiruline est utilisée pour des cures, avant l’hiver, mais elle peut aussi l’être en cuisine. Elle apporte beaucoup de protéines et de fer et est recommandée contre la fatigue, les douleurs musculaires et articulaires, l’arthrose, ou dans le régime des sportifs ou des végétariens. » La production, de 500 kg à 1 tonne annuelle, a rapidement trouvé son public sur un marché en pleine croissance et longtemps dominé par les importations. « Avec l’installation de nouvelles fermes chaque année, c’est un marché en cours de reconquête », assure Stéphanie Briet.