Quand le Premier ministre Édouard Philippe a annoncé le 29 mai dernier la réouverture des cafés et restaurants, Bernard Fontenille reconnaît avoir hésité un instant. « Nous allions dans l’inconnu, avec le risque de se casser la figure », avoue le patron de L’Abordage. Mais la volonté de répondre à l’attente, immense, de ses clients, a été la plus forte. « J’ai eu raison, car notre terrasse, bien exposée, a été littéralement prise d’assaut. Le premier jour, on a fait près de 140 couverts, un record. »
La vie de bistrot, ce restaurateur aussi travailleur que bon vivant est tombé dedans quand il était petit. « Mon père était lui-même du métier. Son établissement, situé à l’angle des rues de la Collégiale et Vésale près des Gobelins, s’appelait Chez Gilbert. Comme beaucoup d’enfants de commerçants à l’époque, j’y donnais des coups de main le soir, les week-ends et pendant les vacances. J’ai toujours vécu dans l’ambiance des bistrots et j’y ai toujours été attaché. »
C’est son père qui lui a fait découvrir pour la première fois le marché de Rungis, qu’il connaîtra de l’intérieur quelques années plus tard. « Dans les années 1970-1980, les grossistes ne livraient pas, il fallait se déplacer , se souvient-il. J’ai donc fait Rungis toutes les semaines pendant des années aux côtés de mon père. » Le patron se rappelle même l’avoir accompagné auparavant aux halles de Paris. « J’ai en tête des images de moi assis au bout d’une table chez la Vieille sirotant une grenadine pendant que mon père et ses collègues se partageaient le petit salé ! », assure-t-il.
Ce n’est pourtant pas comme bistrot, mais bien comme boucher que Bernard Fontenille commence sa vie professionnelle. « Mon père voulait que je fasse un autre métier de bouche avant d’exercer celui de restaurateur, estimant que cela m’apporterait toujours de maîtriser certains gestes. Je continue à penser que c’était une idée intelligente dans son principe. »
Un passage comme boucher… à Rungis
En 1978, son CAP de boucher en poche, Bernard travaille ainsi quelques années dans le commerce artisanal, notamment aux Boucheries Bernard. Puis il prend la direction de… Rungis, où un acheteur le fait entrer chez un grossiste. « J’ai travaillé deux ans comme boucher chez Busnel dans les années 1985-1986 peu de temps avant de lancer ma propre affaire. »
Son premier bistrot sera le Tastevin, porte de Saint-Cloud, où il affine sa passion pour les vins. « C’était la glorieuse époque où les restaurateurs achetaient en vrac et mettaient en bouteille », raconte-t-il avec un brin de nostalgie. « Les vins étaient meilleur marché et permettaient aux établissements de se distinguer en offrant de très belles carafes à leur clients. Avec mon ami Géraud Rongier, on mettait en bouteille des côtes rôties du domaine Pierre Gaillard qu’on achetait 40 francs le litre. Ils doivent valoir 50 € la bouteille aujourd’hui ! »
Après dix ans de Tastevin, Bernard Fontenille se dirige vers le 17e arrondissement où il ouvre le Petit Verdot, un nom qui fait encore référence à la vigne. Entre-temps, il fait une rencontre qui sera décisive dans son parcours : celle de Rudy. Ce chef talentueux, devenu un ami proche, fait toujours la paire avec le restaurateur. « Après presque trente ans à travailler ensemble, on a à peine besoin de se parler pour se comprendre. Nous partageons le même goût d’une cuisine généreuse, sans artifices et valorisant les beaux produits. »
Le nom et l’adresse du Petit Verdot font vite le tour du Paris des bons vivants. Les fines gueules sont prêtes à parcourir des kilomètres pour s’entasser dans la petite échoppe, se partager les terrines de Rudy, tailler dans des côtes de bœuf rouge vif ou se régaler des foies de veau coupés épais ; mais aussi, bien sûr, alléger de quelques flacons une cave que Bernard et Rudy doivent recharger en permanence en munitions nouvelles. « C’est là que je me suis constitué la clientèle qui m’a suivi jusqu’à aujourd’hui et dont beaucoup sont devenus des amis », s’émeut l’incurable épicurien.
Le plaisir et les copains d’abord 
La réputation acquise par le restaurateur, couronnée par le Meilleur Pot en 1998, lui permettra d’exercer ses talents dans un établissement plus important mais surtout admirablement situé, place Henri-Bergson, aux abords d’un square situé à deux pas de l’église Saint-Augustin. « Dans cette brasserie ordinaire, nous avons importé en 2004 les recettes qui fonctionnaient au Petit Verdot, une cuisine franche, d’amateurs, et un travail constant sur les vins. C’est toujours ce qui attire aujourd’hui les gens à L’Abordage. »
S’il ne se déplace plus sur le marché, Bernard Fontenille s’appuie plus que jamais sur ses fournisseurs de Rungis dont il ne rechigne pas à louer le professionnalisme : « Je travaille depuis toujours mes primeurs avec la maison Charraire, dont j’apprécie la constance et la régularité, mais aussi avec les Halles Trottemant ou encore Armara pour la marée. » Le patron a aussi une affection particulière pour le tripier Nadaud-Delahaye, d’où viennent les nombreux abats proposés à la carte mais aussi les gibiers en saison. « Nous y faisons nos foies, nos rognons, nos ris de veau, sans jamais de retours négatifs », se félicite-t-il. « Un collègue restaurateur, qui vend cher et achète mal, s’étonnait un jour qu’on s’arrache le foie de veau chez nous. Je lui ai dit qu’il fallait être prêt à y mettre un peu plus cher et savoir choisir ses fournisseurs ! »
En 2011, l’établissement s’étend sur l’emplacement du commerce voisin. Il peut désormais accueillir (sans distanciation) 120 couverts à l’intérieur et plus de 60 en terrasse. « Une clientèle plus jeune y vient en fin d’après-midi pour boire une bière, mais aussi déguster de belles bouteilles de vin blanc, du Mâconnais ou de Bourgogne », s’enthousiasme ce professionnel comblé.
Aujourd’hui, Bernard Fontenille rêverait de prendre « une dernière affaire », avec son acolyte Rudy. « J’aimerais bien retrouver l’ambiance de nos débuts, le simple plaisir du partage avec des clients qui sont devenus des copains, sans la pression d’un grand établissement. » Sa jeune fille Julie, qui exerce à ses côtés à L’Abordage depuis plusieurs années, devrait poursuivre l’aventure familiale. « Elle a, elle aussi, la fibre bistrotière », assure son père. « Je l’aiderai volontiers à prendre sa propre affaire, mais sans l’influencer dans ses choix. Il faut que l’établissement soit à son image. Si le plaisir du bistrot reste le même, on n’exerce plus le métier aujourd’hui comme avant », souligne Bernard Fontenille.
■ B. C.

L’Abordage
2, place Henri-Bergson – 75008 Paris
• Tél. : +33 1 45 22 15 49