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La construction de Rungis

Ouvert deux mois avant le départ du général de Gaulle, le MIN de Rungis est le reflet d’une volonté politique forte et centralisatrice qui a offert à Paris, et plus largement à l’agriculture française, un marché à sa mesure. Sa réussite, que l’on peut mesurer à la faveur de ce cinquantenaire, est aussi liée à la concertation étroite menée avec les professionnels pour créer un outil adapté.

La dernière empreinte des années de Gaulle

La construction de Rungis 4La création de Rungis est irrémédiablement marquée du sceau des années de Gaulle. L’idée même de ce grand marché émane d’un État fort, habité d’une farouche volonté centralisatrice. Il fallait oser ce chantier pharaonique qui suscitait de nombreuses oppositions, principalement au cœur des halles. Depuis près d’un siècle et demi, les gouvernements français qui se sont succédé avaient conscience de l’incongruité que représentait ce vieux marché alimentaire, créé sous Philippe Auguste et placé au beau milieu d’une ville en plein essor. Les embarras qu’il engendrait étaient multiples. Peu avant le transfert des halles, un rapport a même estimé que le coût annuel des nuisances du marché s’élevait à 25 millions de francs, à la charge de la ville et de ses habitants.

La construction de Rungis 7En 1811, Napoléon 1er décide de créer les grandes halles et d’étendre ainsi le marché sans le déplacer. Trente ans plus tard, le conseiller de Paris Jacques Séraphin Lanquetin propose de déménager le marché vers les quais de la rive gauche sur un périmètre plus étendu. Mais les commerçants ne bougent pas d’un iota, campant farouchement sur leur carreau pluriséculaire. Finalement, au fil des changements de régimes, une première solution aboutit entre 1850 et 1870 à la construction des douze célèbres pavillons Baltard, toujours sur le site des halles, bien à l’étroit sur 4 ha. Les grossistes refusent toujours obstinément de quitter le centre de Paris où le marché va encore traverser un nouveau siècle. Les commerçants se méfient du changement et du progrès. Pour illustrer ce propos, dans son livre Le Transfert des halles à Rungis, Jean-Claude Goudeau raconte que le grossiste en fruits et légumes, Omer Decugis, figure du carreau, fut le premier en France à se doter d’une installation frigorifique, en 1880. Mais il fut vite accusé de cacher le manque de fraîcheur de sa marchandise à l’aide de cet artifice technique. Pour calmer et rassurer ses clients, Omer Decugis détruisit en place publique sa terrible machine.

Des projets vite enterrés

 

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Au xxe siècle, cependant, les idées pour désengorger le centre de Paris se multiplient. Dans les années 1930, on parle de construire un marché sur sept étages. À la même époque, un ancien président du conseil municipal de Paris propose un transfert au Jardin des plantes, qui serait lui-même déménagé au bois de Vincennes. L’idée d’installer un marché suspendu sur la Seine, entre deux ponts, fait partie de ces projets éphémères. Plus près de nous, le 12 juin 1954, le président du Conseil Joseph Laniel signe le décret du transfert des halles à Bercy. Le texte restera bien sûr lettre morte sous cette IVe République où les gouvernements tenaient parfois moins de deux jours. La volonté politique n’est pas au rendez-vous.

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Pourtant, quelques années plus tôt, en 1943, le Conseil national de la résistance, réuni à Alger, inscrit dans son programme le transfert des halles en dehors de Paris. À la Libération, Tanguy Prigent, ministre de l’Agriculture du gouvernement provisoire, confie le dossier du transfert à un jeune haut fonctionnaire, un certain Libert Bou. Ce pied-noir au nom catalan avait fait ses débuts dans l’administration des halles au milieu des années 1930. Il connaît parfaitement le marché. Mais très vite, on lui retire le dossier pour lui confier des missions plus urgentes au commissariat au Plan auprès de Jean Monnet. Il s’agit alors de nourrir les Français et Jean Monnet envoie Libert Bou en voyage d’études vers les marchés de gros aux États-Unis.

Une finale Rungis-Valenton

Aussi, lors du retour au pouvoir du général de Gaulle en 1958, l’idée du grand marché qui a germé à Alger refait surface. Camille Nicolle mène une étude pour trouver une solution. Il cherche un terrain de 200 ha, hors de Paris, pour accueillir ce transfert. Sur les neuf sites possibles, deux sont au coude-à-coude : Rungis et Valenton. Ce dernier site, une vaste sablière, apparaît plus pratique et moins coûteux à aménager. Mais une inondation de Valenton par une crue de la Seine en 1959 fait tourner le vent en faveur de Rungis, qui est officiellement désigné le 14 mars 1960. Deux mois plus tard, la Caisse des dépôts et consignations crée la Société civile d’études pour l’aménagement du marché de gros de la région parisienne. Libert Bou est désigné à la tête de l’organisme. Il connaît le marché. Sa stature de colosse lui confère une autorité naturelle. Il va d’ailleurs vite prendre le surnom de « Rungis Khan ». « C’était un homme très carré et rigoureux, témoigne Abel Morvan, qui fut son collaborateur. Il savait où il voulait aller. Il faisait preuve d’une volonté de fer pour mener à bien sa mission. Rien ne l’arrêtait. » Mais Libert Bou savait aussi faire preuve de diplomatie et de sens politique, deux qualités nécessaires pour mener à terme un chantier qui va durer près de dix ans.

Les pleins pouvoirs

Michel Debré, alors Premier ministre, l’appuie totalement et lui offre sa protection. Le 22 juillet 1961, il le nomme commissaire à l’aménagement du marché national et lui confie la délégation de signature de sept ministères. Le commissaire dispose alors des pleins pouvoirs pour mener à bien sa tâche. Mais il sait qu’il doit faire vite. Les oppositions sont nombreuses. Les grossistes n’ont aucun désir de quitter les halles, même si les conditions de travail sont de plus en plus difficiles et que leur chiffre d’affaires s’étiole d’année en année. Le conseil municipal de Paris est lui aussi opposé à Rungis. Il aurait rêvé de voir le marché s’installer à la Villette.
Sur le terrain, le commissaire doit aménager les 200 ha de marché, mais aussi prévoir les zones périphériques (Senia, Silic, Belle Épine) qui représentent un aménagement total supplémentaire de 400 ha. Plus de 2 000 ouvriers travaillent parfois simultanément sur le chantier. La première difficulté consiste à dévier autour du marché les aqueducs de la Vanne et du Loing, qui acheminent de l’eau potable vers Paris. Il va ainsi faire enterrer d’énormes canalisations à 30 mètres sous terre. Lorsque des archéologues s’intéressent de trop près à des tumulus gaulois présents sur le périmètre, il les fait raser en toute urgence par les bulldozers afin de ne pas courir le risque de bloquer les travaux.
Il faut aussi vaincre les réticences nées des expropriations. Tout en veillant aux deniers du contribuable, Libert Bou allait directement sur le terrain, chéquier à la main, négocier pied à pied avec les plus rétifs. Au besoin, comme le raconte dans son livre Jean-Claude Goudeau, Libert Bou savait intimider les propriétaires avec ses bulldozers en s’approchant au plus près des maisons. Comme le commissaire l’explique lui-même dans la préface du même ouvrage, il avait retenu le précepte de son ancien patron, Jean Monnet : « On agit d’abord, on explique ensuite. »
Il y avait en effet une part de far west dans cette épopée. Jean Bourcin, architecte du marché, recruté en 1967, se souvient de la présence à proximité du site du séminaire du Saint-Esprit qui accueillait les Pères blancs. « Nous ne pouvions alimenter le marché en électricité sans poser un pylône dans cette propriété. Libert Bou a négocié pendant des mois avec les pères pour obtenir un accord, qu’il a fini par arracher verbalement. Mais la signature tardait. Une nuit, il a envoyé un commando d’ouvriers. Au petit matin, le pylône était installé et les pères étaient mis devant le fait accompli. »

La construction de Rungis 3Il a fallu aussi convaincre les grossistes des halles, parfois très remontés. Pour ce faire, Libert Bou se faisait diplomate et évoquait « une simple hypothèse de déménagement ». Abel Morvan, Marseillais d’origine bretonne, a été recruté en 1967 par Libert Bou pour intégrer son cabinet comme chargé de mission. Précédemment, durant deux ans, il avait été attaché parlementaire du député gaulliste Amédée Brousset, dont la circonscription englobait le périmètre des halles. Abel Morvan connaissait parfaitement les opérateurs du marché. Négociateur retord, il faisait partie de ceux qui allaient négocier sur le carreau : « Nous allions voir les principaux organisateurs en leur faisant comprendre que si Rungis venait à ouvrir, il serait peut-être plus sage pour eux de prendre une option d’emplacement. Dès que l’un d’eux était convaincu, l’information se répandait dans les halles de café en café, comme une traînée de poudre. Et tout le monde finissait par réclamer une option de peur de rester sur le carreau ou de devoir se contenter d’un emplacement médiocre… »

Mai 1968 imposera un retard de quelques mois à l’aboutissement de Rungis. Mais le 3 mars 1969, le marché fonctionne. Ses tonnages et son audience vont ensuite augmenter d’année en année. Un seul problème technique restait à résoudre : les embouteillages monstres sur l’A6 dès son entrée en fonction. Une fois de plus, la solution n’a pas tardé. Appuyé par le ministre de l’Équipement, Albin Chalendon, Libert Bou a obtenu la construction de l’A6B en moins d’un an. Le légendaire entrepreneur de la construction de Rungis, Manuel Diaz, a accepté de relever le défi : achever les 7 km moyennant un forfait de 60 millions de francs. Le ministère de l’Équipement a accepté de conclure l’affaire sans appel d’offres et Manuel Diaz a terminé l’ouvrage dans les délais, échappant ainsi aux lourdes pénalités prévues en cas de retard. Autres temps, autres mœurs…

La construction de Rungis 1Si le succès est au rendez-vous, c’est aussi parce que, contrairement à ce qu’il s’est passé à la Villette, Libert Bou n’a pas cherché à appliquer une solution technocratique venue d’en haut en bâtissant Rungis. Il a construit le projet en concertation permanente avec les professionnels. Jean-Claude Goudeau évoque d’ailleurs à propos de Rungis « un compromis étonnant entre le marché de l’an 2000 et les halles de Papa ». Jean Bourcin, l’architecte qui a imaginé – entre autres – le pavillon de la volaille, le confirme : « Nous avions des réunions régulières avec les représentants des grossistes. Ils voulaient un pavillon rond. Pour une question d’ergonomie, nous sommes tombés d’accord sur une forme légèrement ovale. Ils se sont alors aperçus qu’il y avait un grand vide au centre du pavillon. Nous y avons implanté un café, le Saint Hubert. Enfin, ils ont par ailleurs refusé la climatisation que nous leur proposions et nous leur avons conçu un système de ventilation semblable à celui dont ils bénéficiaient aux halles. »

La réussite de Rungis ne réside pas seulement dans une modernisation qui a permis d’accélérer les échanges. Les gouvernements de cette époque souhaitaient aussi centraliser le marché pour mieux le contrôler, et obtenir une réelle transparence dans la confrontation de l’offre et de la demande. Rungis et, de manière générale, les MIN de France ont largement joué ce rôle et accompagné l’essor de l’agriculture française durant les Trente Glorieuses et au-delà.

Jean-Michel Déhais

La construction de Rungis en 1969, c’est :

• Un coût total de 615 millions de francs
• 120 entreprises de construction
• 3 000 000 m3 de terrassement
• 70 km de canalisations d’égouts
• 70 km de câbles électriques
• 60 km de bordures de trottoirs
• 30 000 tonnes d’acier
• 830 000 m3 de plancher