« Qu’on le veuille ou non, l’histoire d’une province, le Rouergue, qui devient un département, l’Aveyron, présente des traits originaux et un intérêt particulier. Tout d’abord, la continuité s’y trouve assurée et il n’y a pas de rupture sensible en 1790. Les hommes de l’époque contemporaine sont les héritiers directs des générations d’Ancien Régime. »* Ce département est une vieille terre de peuplement. En témoigne le nombre impressionnant de statues-menhirs, preuves des toutes premières traces de l’homme, il y a près de trois cent mille ans, que l’on trouve au musée Fenaille de Rodez. C’est la plus importante collection de ce genre en France. L’Aveyron est aussi le département français où l’on trouve le plus de mégalithes (plus d’un millier de dolmens, des centaines de menhirs). Les frontières du Rouergue se fixent dès l’Antiquité avec la tribu des Ruthènes, des Celtes venus d’Allemagne méridionale, qui créent Ségodunum, aujourd’hui Rodez (et voilà pourquoi les habitants de Rodez s’appellent les Ruthénois !). Elles sont restées par la suite pratiquement immuables. Et aujourd’hui, le département de l’Aveyron correspond presque exactement aux limites de l’ancien Rouergue. Bref, Rouergue et Aveyron ne font qu’un, un territoire de caractère et de tradition, des qualités que l’on retrouve dans la gastronomie de cette région.
Par où commencer pour évoquer la table rouergate. Il y a bien entendu les « stars » comme l’aligot, l’estofinado ou le roquefort. Mais il y a aussi les petits plats du quotidien, témoins encore aujourd’hui d’une économie paysanne où rien n’était jeté, où l’on vivait « autour du même feu et du même pot ». L’office départemental du tourisme présente le top 10 des spécialités de ce département. Comme tout classement, il est subjectif, mais il en vaut bien un autre. Alors, inspirons-nous-en. En premier, c’est évidemment l’aligot. Le plat « national » aveyronnais plonge ses racines dans les monastères du plateau de l’Aubrac. Les moines servaient une soupe préparée avec du bouillon, des morceaux de pain et de la tomme fraîche (l’ali quod) aux pèlerins qui traversaient ces montagnes sur la via Podiensis, pour se rendre à Saint-Jacques-de-Compostelle. La tradition est reprise par les agriculteurs et, notamment, les buronniers pendant les périodes d’estive. Au début du XIXe siècle, suite à une mauvaise récolte de blé, le pain est remplacé par des pommes de terre. L’aligot moderne est né. Il va rapidement conquérir le département, puis Paris, par le biais des nombreux bistrots tenus par des enfants du pays. Depuis une vingtaine d’années, grâce aux efforts conjugués de la coopérative Jeune Montagne et du chef Michel Bras, du restaurant Le Suquet, à Laguiole, l’aligot se trouve aussi en plat surgelé. Et depuis quelques mois, le distributeur d’aligot a fait son apparition. Inventé par Christian Valette, éleveur de vaches Aubrac, et le restaurateur Fabrice Carrier (septième génération de restaurateurs aveyronnais), il commence à être commercialisé en France et il s’apprête à franchir les océans. L’objectif est de livrer 200 machines « à l’international à partir de 2020. Nous lançons les procédures d’homologation pour les États-Unis, le Canada, la Chine, l’Australie, la Roumanie, etc. », indique Christian Valette (Le Parisien, 22 juin 2019).
Si l’aligot est l’emblème de l’Aubrac et du nord du département, le roquefort est celui du Larzac et du sud. On ne présente plus le « roi des fromages et le fromage des rois », qui a obtenu son AOC en 1925, ce qui en fait la plus vieille AOC fromagère de France**. Le troisième de notre top 10 est déjà moins connu. Il s’agit des farçous, petites galettes frites. On en trouve sur tous les marchés. Chaque ménagère à sa recette. Il faut des blettes, de la farine, du persil, de la chair à saucisse ou des lardons, ou les deux, ou pas de viande. Qu’importe, c’est un régal. Les tripous (ou tripoux ?) arrivent en quatrième place. Il existe de multiples plats à base de tripes en France. Le tripou dont il est ici question est fabriqué à partir d’une panse de veau garnie. Elle est roulée et mijote toute une nuit dans une sauce au vin blanc, riche en légumes et aromates. Le tripou en Aveyron, c’est d’abord l’affaire de l’entreprise La Naucelloise, qui perpétue la recette du fondateur, Charles Savy. Quant à l’orthographe de tripou au pluriel, il paraît que l’Académie française aurait dit qu’il fallait mettre un « s ». Car tripou n’est pas dans la liste des exceptions (pou, genou, chou, etc.).
Du stockfish dans les WC de Matignon
Cinquième, l’estofinado est le plat de l’Ouest aveyronnais. On le trouve dans un secteur qui va de Decazeville à Capdenac, avec le village d’Almont-les-Junies comme épicentre. Il s’agit d’un plat à base de morue séchée. L’Aveyron n’étant pas vraiment un pays où l’on trouve naturellement de la morue, on raconte que ce sont les soldats rouergats de Louis XIV qui auraient introduit le stockfish dans la région après les guerres de Hollande. Le stockfish est plus sûrement arrivé en Aveyron par les gabariers qui revenaient de Bordeaux (où ils avaient livré le charbon de Decazeville) par la Garonne et le Lot. Ils accrochaient la morue séchée dans l’eau à l’arrière de la gabare. Le temps de la navigation, une dizaine de jours, permettait de réhydrater le poisson.
Ce qui a fait de l’estofinado le plat des mineurs de Decazeville. Aujourd’hui encore, il faut réhydrater la morue dans de l’eau courante. Ce qui peut parfois poser quelques problèmes logistiques et odorants. Paul Ramadier, maire de Decazeville, mais aussi président du Conseil sous la IVe République, utilisait pour ce faire la chasse-d’eau des WC de ses appartements à l’hôtel Matignon. Consécration suprême pour ce plat aux origines modestes et rurales, une salle du musée de la morue séchée, dans les îles Lofoten, en Norvège, est consacrée à l’estofinado. Sixième de ce top 10, le gâteau à la broche. De forme conique, cuit au feu de bois, ce gâteau est aussi beau que bon. Il termine idéalement les repas de fête. Là aussi, on doit son arrivée en Aveyron aux soldats aveyronnais. Ceux de Napoléon cette fois, qui ramenèrent la recette des confins de la Prusse, des Pays baltes et de la Pologne. Un autre gâteau en 7e position : la fouace. Elle était traditionnellement préparée pour fêter l’Épiphanie. Désormais, on en mange toute l’année. Il y a bien entendu plusieurs recettes. Il y a la fouace de Clairvaux, celle de Saint-Cyprien, ou plusieurs variantes, comme le soleil de Marcillac ; l’essentiel est qu’elle soit bien épaisse et qu’il y ait de la fleur d’oranger. La soupe au fromage est classée 8e de ce top10. Une place un peu ingrate pour cette autre institution du Rouergue. Alors là, il n’y a pas une recette par ménagère, mais plusieurs façons de la préparer dans la même famille. Chacun à sa recette de soupe au fromage.
Il faut du pain rassis, du fromage (du laguiole, du cantal, de l’emmental, un peu de chaque) et un bouillon de soupe à l’oignon, avec, si l’on veut, un peu de tomate. La préparation est très simple. Une couche de pain, une couche de fromage, une couche de poivre (très important) et on recommence, jusqu’à atteindre le haut du plat. Ensuite, on ajoute le bouillon et on laisse tremper (car en Aveyron, on trempe la soupe). On peut ensuite la passer au four pour qu’elle soit un peu gratinée. Idéal pour les fins de bal, les petits matins de fêtes, les soirées d’hiver avant une belote ou une bourre (le « poker » aveyronnais). Ne pas oublier de faire chabrol après. Neuvième, la flaune est le dessert de Millau par excellence ! C’est une tarte avec de la recuite de fromage de brebis des Causses. Enfin, 10e, les échaudés, petits gâteaux aux graines d’anis que l’on peut tremper dans un bon vin rouge de pays.
En Aveyron, la nourriture, c’est du sérieux. « Dieu merci ! les Aveyronnais ne sont pas gens à boire du Coca-Cola en mangeant du foie gras d’oie ou du confit de canard aux cèpes », écrit le journaliste et écrivain Daniel Crozes. La nourriture fait partie de la vie des Aveyronnais, quelles que soient les générations, où qu’ils vivent à Rodez, à Millau, à Villefranche-de-Rouergue, dans l’un des multiples villages, sur l’Aubrac, sur le Larzac, dans la vallée du Lot, dans les gorges de l’Aveyron, sur le Ségala, à Paris ou ailleurs en France et dans le monde. Et il n’y a pas de risque que ces traditions se perdent. Les jeunes du XXIe siècle y sont tout autant attachés que leurs ancêtres du Moyen Âge ou du XIXe siècle. Et il y a autant de monde qu’avant dans les fêtes de villages pour partager un petit déjeuner aux tripous, dîner avec une saucisse aligot et finir la nuit avec une soupe aux fromages. Où qu’il soit, l’Aveyronnais est marqué par son pays d’origine et ces recettes ancestrales, mais qui savent évoluer, sont un héritage qu’il emporte partout avec lui. Olivier Masbou
* Histoire du Rouergue, publiée sous la direction d’Henri Enjalbert, Privat éditeur, 1979.
** Lire aussi la page consacrée au roquefort dans Rungis Actualités n° 742, juillet-août 2018.
Le Laguiole
Couteau emblématique de l’Aubrac, le Laguiole a été créé en 1829 par Pierre-Jean Calmels à Laguiole. On raconte que son créateur s’est inspiré de la navaja catalane. Au fil des décennies, le couteau évolue avec l’apparition du poinçon pour percer la panse des bêtes malades, puis le tire-bouchon vient compléter cet outil à tout faire des bergers. La fabrication du couteau à Laguiole va disparaître après la Grande Guerre, concurrencée par les coutelleries de Tiers. Le Laguiole retrouvera son territoire d’origine au tournant des années 1980 avec la création des Forges de Laguiole. La coutellerie actuelle, dessinée par Starck, date de 1987. O. M.
Un pays, deux races
Menacée de disparition dans les années 1960, la race bovine Aubrac est aujourd’hui l’un des piliers du paysage des races rustiques françaises. Son origine se situe bien sur le plateau de l’Aubrac et ce sont les éleveurs de cette région qui l’ont sauvé, grâce notamment à l’action de la coopérative Jeune Montagne, à la fabrication du fromage de laguiole et à « l’industrialisation » de l’aligot. Aujourd’hui, la race se retrouve dans toute la France, et dans de nombreux pays. Fin mai, tout le plateau de l’Aubrac est en fête pour la transhumance. L’ Aubrac et le laguiole ont leur vache, le Larzac et le roquefort ont leur brebis, la Lacaune. C’est la première race française en termes d’effectif (l’Aveyron est le premier département producteur d’ovins). Malgré son effectif important, la Lacaune reste une race locale. 75 % des effectifs sont localisés dans le Tarn et dans l’Aveyron, et 20 % dans l’ancien Languedoc-Roussillon. O. M.
Ces « petits » plats indispensables
La paysanne rouergate a de tout temps maîtrisé parfaitement l’art d’accommoder les restes. Par exemple lorsque l’on tuait le cochon où rien n’était perdu de l’animal sacrifié : jambons, viandes, boudins, saucisses, saucissons, lard, etc. De nombreux charcutiers perpétuent cette tradition. On citera Conquet à Laguiole, Cance à Villeneuve-d’Aveyron, Gleyal à Livinhac-le-Haut… Avec les volailles, on fait aussi des fritons. Mais on fait surtout de la sanguette : une galette de mie de pain, de persil, avec de l’ail et parfois un œuf et/ou un peu de farine, le tout arrosé avec le sang de la volaille et passé à la poêle : délicieux. Il y a aussi la pompe à l’huile que l’on trouve chez le boulanger. Elle est faite avec les restes de la pâte à pain, des œufs, un bon verre d’huile, du sucre, et cuite dans le four à bois bien chaud. La pascade est une crêpe XXL cuite au four. Le restaurant La Pascade, 14, rue Daunou, dans le 2e arrondissement, propose ce plat avec de nombreuses variétés d’ingrédients. Parmi les multiples plats qui garnissent régulièrement la table aveyronnaise, n’oublions pas la soupe aux choux, les cèpes à l’huile, la poule au riz, la poule farcie, le pâté de pommes de terre, le gâteau aux noix, le gâteau aux foies de volaille, la soupe de pissenlits, le massepain, le chou farci, les cèpes farcis, etc. En Aveyron, rien ne se perd, tout se cuisine et tout se mange ! O. M.
En Rouergue, le vin aussi a un fort caractère
Il faut le reconnaître humblement, l’Aveyron n’est pas une grande terre viticole. Mais le département propose tout de même quelques appellations intéressantes. En premier lieu, le marcillac. Les avis sur ce vin du vallon entre Rodez et Decazeville sont partagés. Les Aveyronnais le trouvent excellent, les autres sont plus circonspects. Ce vignoble a été développé par les moines de Conques il y a plus d’un millénaire. Le vin est issu principalement (à 90 %) d’un seul cépage, le fer servadou, dit aussi mansois (lo saumancés en patoi local). Il a obtenu, pour les rouges et les rosés, l’AOP en 1990. Le vignoble s’étend sur 200 ha, travaillés par une cinquantaine de producteurs. On compte une dizaine de domaines indépendants, les autres livrent à la Cave des Vignerons du Vallon. Chaque année, le lundi de Pentecôte, Marcillac fête la Saint-Bourrou (le bourgeon de la vigne). L’Aveyron compte trois autres AOP viticoles : estaing, au pied du plateau de l’Aubrac, sur la vallée du Lot ; entraygues-le fel ; et côtes-de-millau. Il y a aussi une IGP Aveyron. Parmi les autres signes de qualité, on peut citer les AOP fromagères, dont évidemment le roquefort et le laguiole (lire ci-contre), mais aussi le bleu des Causses. Quelques communes de l’ouest du département font également parties de la zone d’appellation de l’AOP rocamadour. Terre d’élevage, l’Aveyron possède aussi quelques signes de qualité dans ce domaine : agneau de l’Aveyron (IGP), génisse fleur d’Aubrac (IGP), veau d’Aveyron et du Ségala (IGP). Le département est par ailleurs dans la zone d’appellation de l’agneau du Quercy (IGP), du jambon de Bayonne (IGP), du porc d’Auvergne (IGP) du porc du Sud-Ouest (IGP) et des volailles d’Auvergne (IGP). O. M.